Le SPEAP, ou comment mêler politique et art à Science Po Paris.

Par Pierre Caron

Le philosophe et sociologue des sciences, Bruno Latour croise les genres à l'Institut de Sciences Politiques de Paris et crée une Ecole des Arts Politiques. SPEAP offre à des jeunes artistes et chercheurs un cadre de travail et de rencontre, permettant non seulement la rencontre entre des modes de pensée divers mais également la collaboration sur de réelles problématiques sociales, politiques et artistiques.


Quels rapports peuvent exister entre politique et art ? Beaucoup à en croire le philosophe et sociologue des sciences Bruno Latour qui a fondé, à Sciences Po Paris, un diplôme de master mêlant ces deux domaines de recherche. Nommée Sciences Po Ecole des Arts Politiques (SPEAP), cette formation d’excellence provient d’une démarche à la fois théorique et pragmatique, explicitée de façon simple par Latour lui-même : trois questions sociales importantes sont identifiées, la première touche à la politique -nos représentants sont-ils aujourd'hui fidèles ?-, la seconde aux sciences et aux Humanités -les problèmes sont-ils aujourd'hui bien représentés ?- et la troisième, de nature artistique, est en lien avec les deux précédentes -quelle pertinence le médium artistique peut-il développer aujourd'hui face à la politique et aux sciences ?

Pour qui connait les travaux de Bruno Latour, la matrice de ce diplôme apparaît clairement comme le prolongement d'une démarche promue par le philosophe -en particulier à travers un ouvrage intitulé Enquête sue les modes d'existences (La découverte, 2012). Elle consiste à ne pas tenter de résoudre directement une problématique qui a été identifiée dans une situation politique, sociale ou morale existante mais, plutôt, d'essayer de remettre en cause les prémisses du problème, de façon à évaluer si les outils avec lesquels nous tentons de le résoudre sont adaptés. Il s'agit donc de définir le domaine dans lequel s'inscrit véritablement cette problématique : voilà le "mode d'existence" sur lequel se concentre la démarche du philosophe.


Les arts, par leur recherche d'une expression politiquement et scientifiquement pertinente, offriraient donc un point de vue complémentaire aux théories élaborées dans ses deux domaines. L'application de cette théorie s'effectue de manière très pragmatique au sein de SPEAP : le programme prévoit en effet la collaboration de chercheurs, d'étudiants et de professionnels appartenant aussi bien au domaine des Sciences qu'à celui des Arts, autour de projets précis et en vue, non pas nécessairement d'une résolution, mais surtout d'une meilleure représentation des problématiques afférentes.

Ce master accueille des créateurs (artistes ou designers), des administrateurs (commissaires d’exposition, galeristes) ou des chercheurs en sciences. S’adressant à des personnes en fin de parcours d’étude, SPEAP constitue plus, en réalité, un post-diplôme, pour des étudiants se sentant concernées par les crises de la représentation évoquées ci-dessus, et qui souhaitent rechercher en groupe l’outillage nécessaire pour aborder ces problématiques.

Comme une part majeure des formations novatrices auxquelles nous consacrons ses pages, SPEAP refuse un apprentissage basé entièrement sur les cours magistraux. Si les premiers temps du cursus sont marqués par un programme intense de cours (en particulier de philosophie et d’histoire de l’art), les élèves de SPEAP sont par la suite invités à participer à de nombreux ateliers pratiques, menés en studio (comme dans une école d’art), où l'apprentissage s'approfondit par le geste, la prise de parole, l'écriture. Cette expérimentation pratique est prolongée lors de rencontres et de table-rondes avec des professionnels des milieux scientifiques et artistiques (citons les artistes Xavier Veilhan et Olafur Eliasson, ou le commissaire d’exposition Hans Ulrich Obrist), avec pour but la confrontation entre la pensée ou le savoir-faire de l'invité et la pratique réelle des élèves.

Cependant la part la plus remarquable du cursus de SPEAP, comme nous l’évoquions ci-avant, est le travail collaboratif des étudiants sur des projets concrets. Ainsi la formation de Sciences-Po amène les étudiants à s'impliquer, au cours de ces deux ans, dans des projets réels proposés par des entreprises ou institutions extérieures à l'école. Ces projets émanent du besoin d'idées novatrices ressenti dans des situations sociales critiques : ces entreprises font le pari de la jeunesse et choisissent les approches expérimentales et les esprits juvéniles comme réservoirs de pensée nouvelle.

Citons en exemple le film-performance réalisé et animé en temps réel par les étudiants, en juin 2011, en partenariat avec l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). La performance consistait en une représentation, un reenacment, du Sommet de Copenhague sur le climat qui, deux ans auparavant, s’était soldé par un échec. La représentation s’est ouverte par un film documentaire réalisé par les étudiants, ponctué par des images de croquis réalisés en temps réel par ceux-ci, illustrant spontanément les situations évoquées dans le film, et la présentation d’œuvres touchant à notre rapport à l’environnement. Un système de traçage des étudiants participants a également été mis en place pour cartographier les négociations du sommet. La performance servait donc à la fois de moment d’expression artistique et de milieu d’observation scientifique, illustrant parfaitement le principe de SPEAP.

La rencontre des pensées scientifiques et artistiques au sein d'un même programme d'enseignement est aujourd'hui un des outils les plus désirables pour les universités et grandes Ecoles françaises qui souhaitent créer des cursus innovants et remarquables. Il est toutefois intéressant de remarquer que, dans l’idée même de complémentarité s’exprime la doxa d’un clivage intrinsèque : avec, pour une part, un ensemble de méthodes strictes héritées des sciences pures – et à travers elles, une façon d'envisager le monde et nos existences- et, pour une autre, une certaine idée de la créativité qui laisse une place primordiale à l'imagination et à l'ego. Un clivage acquis, dont SPEAP tente de brouiller les frontières. En effet, qui mieux que Bruno Latour pourrait nous amener à remettre en question ces représentations ?



Pierre Caron, septembre 2013



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